Le Monde – Tribune « Internet, enjeu géopolitique majeur »

Le Monde – Tribune « Internet, enjeu géopolitique majeur »

Le Monde – Tribune « Internet, enjeu géopolitique majeur »

Le Brésil a invité toutes les parties prenantes au Net Mundial le 23 avril : Etats, secteur privé et société civile sont conviés à réfléchir à une nouvelle gouvernance, qui doit à tout prix éviter les tensions observées lors de la réunion précédente de l’Icann.

Lors de sa 49e réunion à Singapour, du 23 au 27 mars, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann, Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet) a fait l’objet de vives critiques ; les organisations membres ont proposé d’en réformer la gouvernance.

Le 23 avril, le Brésil, où a été votée le 25 mars une loi visant à réguler la Toile et à protéger la vie privée et les libertés individuelles, accueillera le Net Mundial, forum international d’organisations de la société civile sur la gouvernance d’Internet. Le 14 mars, le département du commerce américain a annoncé, contre toute attente, son intention de faciliter la transition de la gouvernance de l’Internet en autorisant le transfert des pouvoirs de l’Icann à une organisation internationale, dont le statut et la localisation restent à déterminer.

L’Icann sera chargée de la transition vers cette nouvelle structure, en s’appuyant notamment sur les 190 contributions du Net Mundial. Curieusement, le gouvernement français ne semble guère s’intéresser à ce qui s’apparente à un nouveau chapitre de la géopolitique de l’Internet.

Les États-Unis ont toujours été convaincus qu’ils avaient une responsabilité historique dans le fonctionnement et le développement d’Internet. De ce fait, le gouvernement américain a décidé unilatéralement en 1998 de confier à une association de droit privé californien, l’Icann, la gestion des ressources critiques de l’Internet, en vertu d’un contrat conclu avec le département du commerce américain. Au stade actuel, le statut de l’Icann, association californienne à but non lucratif, paraît bien mal adapté à son activité stratégique, internationale et lucrative, et cela pour deux raisons.

Tout d’abord, l’Icann bénéficie d’une activité très rémunératrice avec le marché des nouveaux noms de domaine (dont la location coûte 185 000 dollars, soit 134 359 euros) et la vente aux enchères de ces noms en cas de revendications. Rappelons tout de même que son objectif de départ était de gérer une « ressource d’intérêt général ».

Ensuite, l’Icann définit elle-même ses processus décisionnels avec un conseil d’administration très puissant, sans contre-pouvoir. Dans l’accomplissement de sa mission, ses décisions ont vocation à s’imposer au monde entier. L’Icann a toutefois consenti, sous la pression de nombreux pays qui ne supportaient plus guère leur statut de subordonné, à la création d’un comité consultatif gouvernemental (Governemental Advisory Committee, GAC) qui ne dispose, pour l’instant, que d’un rôle consultatif, sans droit de vote.

L’Icann, dépendant des États-Unis, gère les ressources mondiales d’Internet.On est donc loin de l’Internet ouvert, équitable et respectueux des libertés  prôné par les Américains à l’inverse des pays autoritaires comme la Chine ou la Russie !

Mais les révélations d’Edward Snowden en juin 2013 sur les écoutes réalisées par les services secrets américains ont porté un coup fatal à la suprématie des États-Unis et mis en lumière le double discours de Washington : d’un côté, la « liberté d’Internet », fidèle aux valeurs démocratique ; de l’autre, des opérations de surveillance et d’espionnage de masse des utilisateurs du monde entier afin de conserver un contrôle unilatéral du réseau.

Or, Fadi Chehadé, président de l’Icann, a déclaré à Singapour que « le transfert autorisé de l’Icann ne conduira pas à renoncer au contrôle de l’Internet ». Nous voilà prévenus, naïfs que nous sommes ! L’exécutif américain n’entend rien lâcher de son monopole.

Pourtant, ce qui se joue en ce moment est crucial : il s’agit en effet de rendre compatibles le développement d’Internet et le respect de nos droits individuels et de nos libertés fondamentales.

Sur cette question, le Brésil a invité toutes les parties prenantes au Net Mundial. États, secteur privé et société civile sont conviés à réfléchir à une nouvelle gouvernance, qui doit à tout prix éviter les tensions observées lors de la réunion précédente de l’Icann, du 3 au 14 décembre 2012 à Dubaï, entre deux blocs, les uns favorables à un contrôle d’Internet au niveau national (la Chine, la Russie),les autres (les États-Unis, l’Europe et la France) favorables à une instance internationale.

Entre ces deux blocs, beaucoup d’États restent indécis, dont les pays africains francophones. Or, la francophonie représente assurément une troisième voie, permettant de construire une gouvernance plus ouverte et plus juste.

En 2050, il y aura entre 600 millions et 1 milliard de francophones dans le monde, contre 300 millions aujourd’hui. Neuf francophones sur dix seront africains. Une institution comme l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), outil de promotion de la démocratie et de l’aide au développement, bénéficie d’une solide représentativité de 77 États et gouvernements.

L’OIF peut peser dans les débats sur la gouvernance mondiale d’Internet.

Le défi consiste aujourd’hui à construire et soutenir un nouveau dispositif de gouvernance de l’Internet. Sous quelles modalités ? L’OIF doit-elle déclarer vouloir jouer un rôle dans cette gouvernance ? Doit-elle créer une coalition avec des organisations non gouvernementales ? Est-ce à la France et au Conseil de l’Europe de proposer l’OIF comme médiateur ? Ou à l’OIF de proposer ses bons offices à l’Organisation des nations unies ?

Le déséquilibre structurel du contrôle de l’Internet maintient la suprématie américaine en fonction de ses propres intérêts. Jusqu’à quand et jusqu’où la communauté mondiale d’Internet continuera-t-elle d’accepter le diktat de la politique américaine ?

Nathalie Chiche, rapporteure d’une étude du Conseil économique social et envirronemental « Internet : pour une gouvernance ouverte et équitable »